Il y avait du beau monde à la bénédiction de l’usine hydro-électique de Salles-la-Source

Tout le gratin ruthénois était là en cette fin d’octobre 1932, jour de la fête du Christ-Roi, pour la bénédiction de l’usine hydroélectrique par l’évêque de Rodez, Mgr Challiol. Un article du quotidien l’Union Catholique en rendait compte dans son numéro des 1 et 2 novembre 1932. Etonnant portrait des « élites » d’une époque tournée vers le « Progrès » mais peu soucieux de légalité et où, en Aveyron, le civil et le religieux faisait particulièrement bon ménage.

Invités de la famille Vidal, en ce jour de fête, on retrouve là Joseph Coucoureux,  le nouveau sénateur, successeur de son hôte Amédée Vidal au palais du Luxembourg, le député Jean Niel, le maire Elie Benoit, du domaine de Lesclauzade, Pierre Bastide, président de la Chambre de Commerce et son fils Etienne, concepteur de la Micro-centrale. On y découvre aussi l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussée ainsi que son acolyte, Jean Brugidou qui signera plus tard tant de rapports favorables à l’usine électrique. Tous deux apportent la caution quasi-officielle de l’Administration à une installation non autorisée…

On trouve dans cette sorte de « réunion de famille », une atmosphère « d’ancien régime », une sorte de collusion et de connivence entre responsables économiques et politiques, administratifs, civils et religieux, dans lequel est née et a prospéré l’usine de Salles-la-Source. Avec le risque du conflit d’intérêt et tous les ingrédients qui permettent, même croyant bien faire, les petits arrangements,  puis les passe-droits, les irrégularités et fraudes sur lesquelles on ferme les yeux « au nom d’impératif supérieur » (ici, « l’électricité », plus tard la « redevance municipale » , de nos jours l’énergie dit « propre ») et finalement la corruption, selon le vieux principe : « la fin justifie les moyens ».

Quant au ton de l’article, probablement dû à Louis Serin, rédacteur en chef de l’Union catholique, nulle « indépendance du journaliste », nulle « prise de distance à l’égard du pouvoir », nulle « interrogation » sur la légalité de l’installation déjà contestée, nul « esprit critique » vis-à-vis par exemple des opposants au projet, les meuniers d’aval par exemple gravement lésés dans cette affaire, ou les défenseurs de la cascade (déjà !) suggérés dans le dernier paragraphe.

Par « miracle » sans doute, ce soir-là, la cascade coulait… Ce qui fait dire à l’auteur de l’article, avec quelque naïveté, « qu’il n’y a nulle crainte de voir disparaître l’un des sites les plus pittoresque et des plus admirable de notre cher Rouergue »…

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L’Union Catholique des 1 et 2 novembre 1932
Organe quotidien des intérêts religieux, agricoles et démocratiques,

Salles-la-Source
Bénédiction par S.E. Mgr Challiol de la nouvelle usine hydroélectrique
de la Vallée de Salles-la-Source

La charmante et pittoresque cité de Salles-la-Source a été, dimanche, le théâtre d’une fête qui, pour s’être déroulée dans un cadre tout à fait intime, n’en mérite pas moins d’être signalée ici au grand public.

S’arrachant pour quelques heures au devoir de son ministère, et entre les deux offices pontificaux de la fête du Christ-Roi à la Cathédrale, Son Excellence, Mgr Challiol, Evêque de Rodez, est venu bénir l’usine que la Société Hydro-électrique de la Vallée de Salles-la-Source a fait construire à la Crousie, sir les bords du Créneau.

Il était 11h et ½ lorsque Son Excellence a été reçue par Madame et M. Amédée Vidal, conseiller Général et ancien Sénateur, Président de la Société, entourés de plusieurs membres de celle-ci, et notamment de leurs deux gendres, M. le Docteur Valière-Vialex, de limoges et M. Pierre Guibert, avoué à Rodez.

Une foule d’amis étaient là, au milieu desquels nous avons remarqué M. le Sénateur Coucoureux, M. Niel, député, M. Marlou, Conseiller Général, M. Barre, ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées, M. Gaillard, directeur général de la Compagnie du Bourbonnais, M. Benoit de l’Esclauzade, Maire de Salles-la-Source, M. Méravilles, maire d’Onet-le-Château, M. Andrieu, architecte, M. Pierre Bastide, Président de la Chambre de Commerce, MM Joseph Bastide, Bonnafé, Boscary, Marre, avocats, M. Bousquet, notaire et son fils, M. Cholet, Directeur de la Cie du Bourbonnais à Rodez, M. Brugidou, ingénieur des Pont-et-Chaussées, M. Drulhe, conseiller municipal de Rodez, plusieurs ingénieurs et constructeurs et -surtout- M. Etienne Bastide, le jeune et distingué ingénieur, qui a dirigé les travaux de construction et d’installation de cette entreprise avec cette intelligence, cet art et cette maîtrise déjà si appréciés et qui lui permettent de voir luire devant lui le plus brillant avenir…

Tous ceux-là – et bien d’autres qui nous excuseront de ne pas les nommer – accompagnent ou précèdent son Excellence par un sentier étroit ou rocailleux jusqu’au creux de la Vallée où s’élève l’Usine d’où vont désormais partir des torrents de lumière et de force qui alimenteront les réseaux des communes de Salles-la-source et d’Onet-le-Château et qui seront reliés par ailleurs aux réseaux Sorgue-et-Tarn et la Cie du Bourbonnais.

Nous ne ferons pas davantage la description technique de cette belle entreprise. Nous n’avons pour cela aucune compétence. Qu’il nous suffise de die qu’elle présente cette particularité qu’on nous a dite unique en France, que l’entreprise est actionnée, après 133 m de chute, par une prise d’eau souterraine avec un barrage également souterrain, s’étendant dans des grottes merveilleuses et très curieuses à visiter…

Arrivé dans la salle des machines, Mgr Challiol, mitre en tête et crosse en main, entouré de M. le Curé de Salles-la-Source et de M. l’abbé Codis, aumônier des œuvres sociales, tient à louer le Seigneur qui veut bien mettre au service de la Science et du Progrès les forces de la nature, et à remercier Mme et M. Amédée Vidal et tous les membres de leur famille de l’avoir appelé à attirer des bénédictions du Ciel sur une entreprise qui va rendre à toute la région les plus signalés (?) services.

Puis Son Excellence prononce les paroles liturgiques de la Bénédiction spéciale aux Usines électriques et trace un large signe de croix sur toutes… (coupure)

… après sont mises en mouvement.

Et par le même sentier étroit et rocailleux, on reprend le chemin de Salles-la-Source, où dans leur charmante résidence, Mme et M. Amédée Vidal réservent à leurs invités la plus aimable et la plus accueillante des réceptions.

Ceux-ci prennent place autour de trois grandes tables dressées dans une dépendance de l’Usine de draps et que des mains habiles et délicates ont décorées et fleuries avec le goût le plus parfait.

Vers le milieu du repas, Mgr Challiol allait s’arracher au charme de cette délicieuse réunion pour aller présider les vêpres de la Cathédrale. Mais M. Benoit de Lesclauzades, Maire de Salles-la-Source n’a pas voulu le laisser partir sans lui dire, en termes choisis, la reconnaissance de ses administrés pour la nouvelle marque de sympathie qu’il voulait bien leur donner en ce jour.

Et ce fut l’occasion pour Son Excellence de dire à tous et à chacun, à M. le Maire comme à Madame et M. Amédée Vidal, le merci le meilleur et les félicitations les plus sincères.

Après son départ, et lorsque le Champagne pétilla dans les coupes, M. Amédée Vidal, avec ce cœur et cette délicatesse que chacun lui connaît et qui font le charme de ses relations, remerciera à son tour tous ceux qui avaient coopéré à l’œuvre dont on fêtait aujourd’hui l’entière réussite. Ses paroles furent surtout applaudies lorsqu’il dit tous les mérites de M. Etienne Bastide et aussi – il n’est que juste de l’ajouter – lorsqu’avec une discrétion bien naturelle, il ne put s’empêcher de rendre hommage au labeur et aux efforts de son gendre, Pierre Guibert, qui fut avec son ami « Etienne » un des grands animateurs de l’entreprise.

Et la série des toasts continua, pleine d’intérêt et de charme, avec M. Bernard de Lesclauzades, qui compléta fort heureusement les remerciements dont le départ de Mgr Challiol avait interrompu le cours.

Avec M. Niel, député, qui parla avec autant d’esprit que de cœur, et leva son verra… à un peu tout le monde sauf à ceux qui par leur insistance l’avaient contraint à se lever… et n’en éprouvèrent aucun regret.

Avec M. Coucoureux, sénateur, qui ne voulut pas laisser à son collègue au Parlement tout le plaisir de dire à ses aimables hôtes les paroles de félicitation et de reconnaissance qui leur étaient si légitimement dues.

Avec enfin un des avocats les plus distingués du barreau de Limoges, Me Jean Meynier, beau-frère de Pierre Guibert qui, avec une véritable éloquence, parla au nom des amis de la province voisine et fut heureux de saluer parmi les convives et les membres de la famille Vidal cet autre Limousin si sympathique et si aimé de ceux qui le connaissent en Rouergue, le docteur Valière-Vialex.

Puis longtemps encore, dans les salons de Mme et M. Vidal, les invités se livrèrent au plaisir des plus intéressantes causeries et ce ne fut que, lorsque les premières ombres de la nuit apparurent et permirent de mieux apprécier la belle lumière de la nouvelle usine, que l’on dût prendre, à regret, congé de Mme et M. Amédée Vidal, non sans le avoir remercié une fois encore de leur si large et si agréable hospitalité.

Et l’on se sépara, tandis qu’à côté de là, la « cascade de Salles-la-Source » coulait à flot, et qui ne nous avait jamais paru si belle, semblait répondre ainsi victorieusement elle-même aux craintes de ceux qui redoutaient sa disparition ou qui avaient pu s’émouvoir à la pensée que pourrait être compromise la beauté d’un des sites les plus pittoresque et des plus admirable de notre cher Rouergue. »

L.S.

Lire l’article original sous pdf

Quelques éléments de contexte :

– « L’Union Catholique » (1891-844) est devenue à la Libération le « Rouergue Républicain » (1944-1957) lui-même devenu « Centre-Presse » (depuis 1957).

Liée à l’évêché, l’Union Catholique était le principal quotidien de l’Aveyron, marqué notamment par un catholicisme identitaire et aussi un fort antisémitisme puis très proche des idées du maréchal Pétain. Pour un des  rédacteurs de l’Union catholique, P. Fau, ces mesures relevaient de «  la légitime défense » pour sauvegarder l’âme du pays. Le juif, ni français ni catholique, ne peut s’intégrer à la communauté nationale. Si certains catholiques s’engagèrent contre le régime de Vichy, l’attitude de Mgr Challiol pendant les rafles de 1942-1943, fut marquée par « des silences et des ambiguïtés ».
Voir sur Aveyron résistance ici et ici

La « fête du Christ-Roi » a été créée par Pie XI en 1925. Elle était principalement destinée à « affirmer que la primauté du  Christ  sur les lois et les Etats, face au courant laïc souhaitant faire de la  la foi une question purement privée. Cette fête avait été placée à l’époque le dernier dimanche d’octobre, juste avant la fête de la Toussaint. Elle se situe aujourd’hui vers la fin du mois de novembre.

– L.S., le signataire de l’article est probablement Louis Serin, assomptionniste,  rédacteur en chef à l’Union Catholique où il collabora durant quarante-trois ans et décédé en 1938. Il a été membre de l’association française de l’union départementale de la jeunesse catholique dont Henri Bonnafé, avocat, a été président.
 
Amédée Vidal, Pierre Guibert, Pierre et Etienne Bastide : voir : « D’Amédée Vidal à Jean-Gérard Guibert, portraits de responsables de la société hydroélectrique de Salles-la-Source »

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– Joseph Coucoureux : après avoir été député de Villefranche de Rouergue de 1928 à 1938, il devint sénateur en 1930, prenant la suite d’Amédée Vidal. Il le restera jusqu’en 1945. On lui doit un thèse de droit rédigé en 1902 sur « les délits et quasi-délits imputables à plusieurs personnes » (SIC)

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– Jean Niel, député de l’Aveyron de 1930 à 1942. Républicain indépendant. Avocat inscrit au barreau de Rodez. En 1940, il votera les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain.

 

– Elie Benoit : Maire de Salles-la-Source de 1909 à 1945. C’est lui qui mènera les pourparlers avec Amédée Vidal dès 1925 pour transformer l’usine électrique construite en 1906. C’est son conseil Municipal qui, dans une délibération du 28 septembre 1930, autorisera la société hydroélectrique à ce que la conduite forcée traverse les voies publiques moyennant une redevance de 10 Francs (somme équivalente à 5.70 € en 2016 – voir « Valeur des francs en euros en 2016″ ; à titre de comparaison, le journal l’Union Catholique des 1-2 novembre 1932 valait 0.20 F)

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Délibération du Conseil Municipal de Salles-la-Source du 28 septembre 1930 : seuls six conseillers sur quinze avaient signé. On note l’absence de signature du Maire, Elie Benoit

Propriétaire d’un important domaine à Lesclauzades, Elie Benoit détenait également l’ancien hôtel de Coignac, situé à Rodez à l’angle de la place de la cité et de la rue de l’Embergue. Il est en 1927 est donc utilisé comme immeuble de rapport et divisé, de façon complexe, entre de plusieurs locataires dont sa parente, Melle de Coignac.

Ce bâtiment fut vendu en 1927 pour en faire la Chambre de Commerce et d’Industrie de Rodez. En 1978, la Chambre de Commerce et d’industrie lance la construction d’un nouvel immeuble et d’un parking souterrain, accessibles depuis la rue de l’Embergue et le boulevard de la République. L’ensemble est inauguré en 1981 et la Chambre de commerce et d’industrie quitte définitivement les locaux place de la Cité dans les années 1990. (Voir la note du Grand Rodez sur l’hôtel de Coignac)

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Ancien hôtel de Coignac, place de la cité à Rodez, dans les années 70

– Jules Andrieu : cet architecte dressa notamment le Procès-verbal descriptif et estimatif de l’hôtel de Coignac, le 20 novembre 1927 (voir ci-dessus).

– S. Buré et Jean Brugidou : S. Buré était ingénieur en chef des Ponts et Chaussée. Il a signé le 19 novembre 1930 l’arrêté préfectoral autorisant la pause de la conduite forcée « d’un diamètre de 0.60 m (on sait qu’elle aura finalement un diamètre de 0.70 m…). Jean Brugidou,  interviendra souvent dans le dossier de l’usine électrique et rédigera bon nombre de notes favorables à l’usine électrique, attribuant par exemple à l’installation entièrement nouvelle de 1932 des « droits fondés en titre » (donc acquis avant la révolution) tout-à-fait imaginaires… Le 6 septembre 1935, face à une plainte des meuniers d’aval lésés par le fonctionnement par éclusées de l’usine, il les invitera à se tourner vers les tribunaux judiciaires du fait que « il ne semble pas que l’Administration puisse utilement intervenir pour le moment ».

 

 

9 Responses to Il y avait du beau monde à la bénédiction de l’usine hydro-électique de Salles-la-Source

  1. CAVE dit :

    C’est la première fois que cette bénédiction est évoquée par l’Association ?

  2. Oui, on vient de découvrir cet article. L’histoire de Salles-la-Source est un sujet riche et fascinant, celle de la micro-centrale est particulièrement édifiante…

  3. Ergé dit :

    Cette cérémonie s’est déroulée en présence de M. Brugidou, responsable, de par ses fonctions, sous l’autorité de l’ingénieur en chef du Service des Forces Hydrauliques du Sud-Ouest, de la gestion administrative des usines hydroélectriques. M. Brugidou n’a pas rapporté ces faits à son supérieur. C’est ce dernier qui, informé deux ans plus tard, de l’existence de l’usine, demande le 12 juillet 1934 à M. Brugidou, un rapport sur cette affaire.
    C’est ainsi que le premier des « manquements invraisemblables de l’Etat », comme les désigne la mission des ingénieurs généraux, est imputable à M. Brugidou. Ce fut, en quelque sorte le « péché originel ».

  4. CAVE dit :

    Et tout ce « beau monde » semble avoir fait une « Croix » sur l’électrocution de mon grand père le 20 juillet lors de la vraie inauguration de l’usine ?

  5. […] l’origine, son représentant local, qui avait pourtant participé à la bénédiction épiscopale de l’usine, avait omis de rendre compte de l’existence de celle-ci à sa […]

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