L’intéressant témoignage de l’ingénieur Henri Varlet

La longue lettre qui suit est intéressante à plus d’un titre. Elle provient de l’ingénieur Henri Varlet qui découvrit en 1934 et par hasard la chute hydroélectrique de Salles-la-Source, construite en totale illégalité 3 ans avant. Elle relate cette découverte et les démarches qu’il entreprit pour qu’une demande de concession soit faite par le propriétaire, concession qui ne sera signée que 40 ans plus tard !

Cette lettre est instructive et cocasse parce que dans sa lettre à l’association « Ranimons la cascade ! » du 13 janvier 2011, la préfète de l’Aveyron s’appuie sur un mémoire du fameux ingénieur Henri Varlet de 1940 (rapport qui n’a jamais été rendu public…) pour justifier les « Droits fondés en titre » attachés à l’usine hydroélectrique de Salles-la-Source » qui lui permettraient d’utiliser sans restriction et gratuitement 40% de l’eau de Salles-la-Source.

Qu’en est-il ? Nous avons retrouvé une lettre de l’Ingénieur Varlet à ce sujet de 1977 et son discours est tout autre : il n’y a plus aucun droit fondé en titre attaché à l’usine hydroélectrique de Salles-la-Source –dit-ilpuisque les deux moulins qui restaient en 1930 ont alors été totalement détruits .

La lettre aborde également le problèmes des quatre cascades de Salles-la-Source. Or « l’administration laisse supposer qu’il n’y a qu’une cascade en cause dans la défense du site de Salles la Source » et oublie le ruisseau de la Gorge au loup.

Henri Varlet est à ce moment- là directeur honoraire de l’électricité au Ministère de l’industrie, poste dont il assuré auparavant la responsabilité. Il est aussi connu par de nombreux ouvrages de référence concernant l’hydroélectricité. Il n’oublie pas la cascade de Salles-la-Source découverte 40 ans plus tôt. Il a accepté le titre de président d’honneur de l’association pour la défense du site de Salles-la-Source et déploie toutes ses compétences pour tenter de sauver le site. C’est cette association qui a maintenu vivant le flambeau de la lutte pour la cascade depuis 50 ans qui nous a transmis ce précieux document. On trouvera enfin en annexe le plan du site dressé de sa main en 1974 :

Paris le 21 novembre 1977

Monsieur Henri Varlet

demeurant 59 rue Dulong

75 017 Paris

Ancien Ingénieur du Service des Forces Hydrauliques du Sud-Ouest, à Toulouse,

Ingénieur Général des Ponts et Chaussées, en retraite,

Directeur Honoraire de l’Electricité au Ministère de l’Industrie,

Président d’honneur de l’Association pour la défense du site de Salles la Source.

A Monsieur le Président de la Commission

D’enquête se tenant en Préfecture

de l’Aveyron à Rodez, 12 007 Rodez

concernant la demande de concession déposée par la société hydroélectrique de la Vallée de Salles la Source, le 28 août 1973, dans le cadre de la loi du 16 octobre 1919 relative à l’utilisation de l’énergie hydraulique.

J’ai l’honneur de vous adresser, en ma qualité de Président d’honneur de l’Association pour la défense du site de Salles la Source, la déposition suivante :

Dans les années qui précédèrent la guerre de 1939-1945, étant jeune ingénieur au Service des Forces Hydrauliques du Sud-ouest, à Toulouse, je fus amené, au cours d’une tournée dans l’Aveyron, (le Service s’étendait sur 16 départements du Sud-ouest), à me rendre à Rodez et, de là, je me rendis à Salles la Source par simple curiosité, alléché par les mots « la Source » lus sur la carte Michelin.

Quel ne fut pas mon étonnement d’apprendre, sur les lieux, que « la Source » avait été captée pour faire fonctionner une usine hydroélectrique, sans que mon Service, qui avait à appliquer la loi du 16 octobre 1919 relative à l’utilisation de l’énergie hydraulique, en ait été jamais avisé.

Je fis une enquête immédiatement sur place : je constatais qu’une conduite forcée importante, longue de plusieurs centaines de mètres, partait d’une caverne située sous le plateau calcaire (un Causse) dominant la vallée du Créneau et alimentant une usine hydroélectrique où je me présentais. J’y appris, qu’en effet, l’usine tournait, sans aucune autorisation (ni arrêté préfectoral, ni acte de concession) depuis 1930.

Quant à la Source qui alimentait – auparavant – une magnifique cascade, il n’en était plus question pour les visiteurs du site de Salles la Source, ni pour les habitants. L’un d’eux me déclara désabusé : « Ah, Monsieur, « ils » ont pris toute l’eau de la Source. »

Rentré à Toulouse, je rendis compte à mon Ingénieur en Chef (Monsieur CRESCENT) de ma découverte d’une usine hydroélectrique installée à Salles la Source illégalement.

Il entra en relation avec la Société exploitant cette usine, voulut obtenir d’elle une demande de régularisation de la situation, il n’y réussit pas et fit un rapport au Ministère des travaux Publics dont dépendait alors l’application de la loi du 16 octobre 1919 (voir article 30 de cette loi).

Le Ministère suivit les propositions du Service des Force Hydrauliques du Sud-ouest et signa une décision mettant en demeure la société exploitant l’usine de Salles la Source de déposer une demande de concession par application de l’article premier de la loi du 16 octobre 1919 qui déclare :

« Nul ne peut disposer de l’énergie des marées, des lacs et cours d’eaux, quelque soit leur classement, sans une concession ou une autorisation de l’Etat »

Ajoutons que l’article 2, de la même loi, précise :

« Sont placées sous le régime de la concession les entreprises dont la puissance maximum (produit de la hauteur de chute par le débit maximum de la dérivation) excède 500 kW. »

Or l’usine présente une puissance de 1300 kW. La société prétendait alors qu’ayant une puissance maximum « fondée en titre » de 530 kW, représentant une puissance normale disponible de 247 kW, cette puissance devait échapper à l’obligation d’une concession.

En fait, à l’époque d’avant la guerre de 1939, au lieu du chiffre de 500 kW, l’article 2 comportait le chiffre de 150 kW. Ce dernier chiffre sera modifié en 1959.

Quoi qu’il en soit, la mise en demeure resta lettre morte : la société resta inerte. La dessus éclata la guerre de 1939 – 1945 . Et l’Administration eut « d’autres chats à fouetter ».

En 1946, la question fut reprise. La société prétendit alors que son installation n’était pas sujette à concession et porta l’affaire devant le Conseil d’Etat. Par un arrêt en date du 11 janvier 1946, Le Conseil d’Etat déclara que la Société devait demander une concession.

La société comme avant la guerre resta inerte, jusqu’au jour où l’article 2 de la loi du 16 octobre 1919 (article rappelé à la page précédente) fut modifié : le minimum qui y figurait jusqu’alors (pour fixer la limite de puissance en dessous de laquelle une simple autorisation suffisait) fut porté à 500 kW. Elle prétendit alors qu’en soustrayant la puissance fondée en titre de la puissance totale et effective de l’usine, le restant était inférieur à 500 kW et qu’une simple autorisation suffisait donc pour régulariser la situation de l’usine.

Cette autorisation lui fut donnée, à l’échelon départemental par un arrêté préfectoral en date du 25 juillet 1962.

C’est alors que l’association pour la défense du site de Salles la Source, créée en juillet 1963, demande l’annulation de l’autorisation préfectorale, injustifiée en raison de la puissance effective de l’usine.

Le Tribunal Administratif de Toulouse ordonna une expertise et par jugement en date du 3 mai 1968, annula l’autorisation préfectorale.

La société fit appel de ce jugement devant le Conseil d’Etat qui par un nouvel arrêt du 18 février 1972, confirma la décision du Tribunal Administratif de Toulouse.

Une fois de plus, la société resta inerte un certain temps. Ce ne sera que le 28 août 1973 qu’elle déposera, enfin, une demande de concession pour son usine hydroélectrique de Salles la Source.

En définitive, cette usine fonctionne donc depuis 1930 sans autorisation régulière, au mépris de la loi du 16 octobre 1919 et malgré une mise en demeure ministérielle, un arrêt du Tribunal Administratif de Toulouse et deux arrêts du Conseil d’Etat, émis en quarante sept ans.

Ce point est à retenir, comme nous allons le montrer, dans la rédaction de certains articles du cahier des charges proposé par la société, si l’on ne veut pas lui accorder indirectement des avantages résultant de sa carence prolongée.

Article 31 : Durée de la Concession

Le projet d’article 31 stipule que « la concession prendra fin le 31 décembre de la quarantième année comptée à partir de la date de l’arrêté préfectoral de mise en service ».

A remarquer en premier lieu que cet arrêté ne pourra au mieux qu’intervenir en 1978 : ainsi l’usine verrait sa concession se terminer au 31 décembre de l’an 2018, soit donc 88 ans après sa mise en service effective.

Or si elle avait régulièrement, comme cela aurait du l’être, fait l’objet d’une demande de concession, au plus tard en 1930, la durée de la concession n’aurait pas dépassé 75 ans, puisque le & 5° de l’article 9 de la loi du 16 octobre 1919 précise que la durée de la concession ne peut dépasser soixante quinze ans, à l’expiration du délai d’exécution des travaux.

Comme les travaux ont été terminés en 1930, puisque l’usine a pu fonctionner (irrégulièrement) dès cette date, on voit que sa concession, régulièrement demandée à cette époque, se serait achevée au 31 décembre de l’année 1930 + 75 = 2005 (et non 2018).

En conséquence, l’article 32 du projet de cahier des charges doit être modifié et la durée de la concession réduite à 2005 – 1978 = 27 ans.

D’autant plus, qu’au cours des dernières années, les durées des concessions accordées à des chutes d’eau de moins de 8000 kW (limite prescrite par la loi de Nationalisation de l’Electricité du 8 avril 1946, modifiée le 2 août 1949) ne dépassent pas trente ans.

Il n’y a pas de raison d’avantager la société hydroélectrique de Salles la Source par rapport aux sociétés qui ont régulièrement déposé leur demande de concession.

Article 1, 2, 42 bis, 44

Puissance et débit fondés en titre

Nous rappellerons qu’il existe un cahier des charges type dont le texte a été fixé par décret du 5 septembre 1920 avec des « blancs » à remplir dans chaque cas particulier.

Or les articles 1, 2, 42 bis, 44 du projet de cahier des charges soumis à l’enquête concernant la concession future de Salles la Source contiennent des paragraphes qui ne figurent nullement dans le cahier des charges type et se réfèrent à une puissance fondée en titre et à un débit fondé en titre (l’article 42 bis est même entièrement ajouté).

Or, en plus, le rédacteur de ces textes ajoutés fait une confusion entre la notion d’usine fondée en titre et celle de puissance ou débit fondés en titre qui se rapporte à des usines fondées en titre.

A notre connaissance, en 1930, il existait deux usines fondées en titre : une scierie et un moulin. Ces usines ont été éliminées par la nouvelle usine hydroélectrique et leurs propriétaires ont traités les conditions de cette élimination, très certainement, avec la société hydroélectrique.

Par conséquent, ces usines fondées en titre n’existent plus depuis 47 ans : il y a plus que prescription trentenaire, au moment où la demande de concession a été déposée le 28 août 1973.

Et il n’y a pas lieu de garder dans le projet de cahier des charges les textes se référant aux puissances et aux débits de ces usines fondées, autrefois, en titre, mais qui n’existent plus.

A noter que l’article 6 de la loi du 16 octobre 1919 précise que « l’éviction des droits particuliers à l’usage de l’eau, exercés ou non, donne ouverture à une indemnité en nature ou en argent, si ces droits préexistaient à la date de l’affichage de la demande de concession ».

« Lorsque ces droits étaient exercés à la dite date, le concessionnaire est tenu……de restituer en nature l’eau ou l’énergie utilisée ».

Or, ici, en 1977, il n’y a plus d’énergie utilisée par les usines fondées en titre qui ont disparu en 1930.

Au surplus, si elles existaient encore, la société concessionnaire devrait simplement restituer, aux propriétaires des usines fondées en titre, l’énergie qu’elles produisaient auparavant. En cas de contestation (5° alinéa de l’article 6 de la loi du 16 octobre 12919) « la contestation sera portée devant la juridiction civile ».

Ainsi de toutes façons, il n’y a pas lieu d’introduire dans le cahier des charges des textes relatifs à la puissance et au débit d’usines fondées en titre, en vue de réduire la puissance et le débit concédés à l’usine de Salles la Source.

Article 12 et 14

Protection du site de Salles la Source comportant plusieurs sources et cascades.

Le paragraphe 2de l’article 10 de la loi du 16 octobre 1919 déclare que :

« Le cahier des charges détermine……….les mesures intéressant …….la protection des paysages , le développement du tourisme.

Or dans le projet de cahier des charges ces mesures ne sont pas précisées : il y est fait une simple allusion à la fin de l’article 14 (le concessionnaire sera tenu de se conformer aux règlements existants ou à intervenir.

Mais le dernier paragraphe de l’article 12 (ajouté au texte du cahier des charges type) fait connaitre que :

« une convention a été passée le 20 mai 1972 entre la commune de Salles la Source et le concessionnaire en ce qui concerne l’alimentation de la cascade de Salles la Source pendant la saison touristique.

Ce texte laisse supposer que la société se considère comme entièrement dégagée de son obligation légale concernant la protection des paysages et le développement du tourisme (voir article 10 & 2°, de la loi du 16 octobre 1919 rappelé ci-dessus).

Or nous ferons plusieurs remarques à ce sujet :

I le 20 mai 1972 la société n’était pas concessionnaire comme le dit le texte de l’article 12 du projet de cahier des charges :

II Cette convention du 20 mai 1972 concerne donc une société, en situation illégale à cette époque, et est donc d’une valeur douteuse : elle ne peut dispenser la société, quand elle sera devenue enfin concessionnaire, d’observer des mesures fixées par les Administrations de l’Etat :

III la durée de la « saison touristique » n’est pas précisée dans le texte du cahier des charges, ni les conditions à observer. Cette lacune devra être comblée.

IV Le texte proposé dans le projet de cahier des charges ne vise que l’alimentation de la cascade de Salles la Source.

Ce texte laisse supposer qu’il n’y a qu’une cascade en cause dans la défense du site de Salles la Source. Or on en comptait quatre avant l’installation de l’usine : elles ont été taries . Le schéma ci-après en fixe les positions, à savoir :

La grande cascade, située au milieu du village, tombant devant une grotte dans une vasque naturelle

La cascade de la Vayssière

La cascade du trou de l’Arnus

La cascade de la Crouzie

Etant précisé que l’alimentation de ces dernières est assurée par les résurgences de la grotte Marite et de la Gorge au Loup qui sont taries depuis le captage de la résurgence du Créneau, par le barrage et la conduite forcée de l’usine de Salles la Source. C’est qu’en fait, en terrain calcaire (dans le Causse) les résurgences sont à l’aboutissement des rivières souterraines et qu’ici, la rivière souterraine du Créneau débouche à l’air libre, par un delta souterrain comprenant trois branches :

l’une constitue la source du Créneau

l’autre est la résurgence Marite

l’autre est la résurgence du Loup

Ainsi en allant capter les eaux de la source du Créneau, en profondeur, dans son cours souterrain, on assèche les autres branches du delta.

Le Directeur Honoraire du Gaz et de l’Electricité au Ministère de l’Industrie

H. Varlet

Télécharger la lettre sous pdf

Schéma (sans échelle) de la vallée supérieure du Créneau établi par monsieur H. Varlet le 24 juillet 1974 :

Plan des cascades de henri varlet sous pdf

6 Responses to L’intéressant témoignage de l’ingénieur Henri Varlet

  1. Pulou dit :

    Il ne faut surtout pas croire que cette situation soit une regrettable exception. En matière d’hydroélectricité l’administration fait preuve d’un incroyable laxisme depuis des années et l’on ne compte plus les procès verbaux en matière de débits réservé non respectés qui sont classés sans suite par les parquet. Face à cette délinquance permanente et généralisée, les usiniers contribuent à se draper dans l’intérêt général pour protéger leur petites combines….

    Demandez donc à la Fédération Départementale de pêche et de protection du milieu aquatique (FDAPPMA) de vous faire connaitre tous les PV dressés à l’encontre des usiniers … vous serez certainement surpris de leur abondance !

    Note : l’administration doit transmettre au Président de la FDAPPMA les PV établi à l’encontre des usiniers (entre autres) en matière de débit.

  2. Berger dit :

    Que l’administration soit laxiste ailleurs aussi, voir complice de délinquants, ne doit pas empêcher de le dénoncer sans relâche. Le non droit, ce n’est pas que dans certaines banlieues, ni dans la haute finance…

  3. […] – Voir aussi les commentaires de l’article : « l’intéressant témoignage de l’ingénieur Varlet » […]

  4. […] – L’intéressant témoignage de l’ingénieur Varlet […]

  5. […] noter aussi l’intervention de l’ingénieur Henri Varlet (dont l’intégralité a déjà été diffusée sur ce site) qui découvrit par hasard en 1934 cette installation illégale et œuvra jusqu’au Ministère […]

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